mercredi 23 janvier 2019

La technique du chat


Neko no Myōjutsu


(La Technique Mystérieuse du Chat) par Issai Chōzan, 1727


Il était une fois un Samurai nommé Shōken (« Le sabre de la Victoire »).

Dans la maison de Shōken, il y avait un gros rat. Avec audace, le rat courait dans
toute la maison en plein jour; Shōken essaya alors de l'attraper en l’enfermant dans la pièce où il se trouvait et envoya son chat. Malheureusement, le rat courut droit sur le chat, lui sautant à la tête et le mordant. Le chat cria et s’enfuit. Shōken n’avait pas d'autre choix que de rassembler quelques chats du coin qui semblaient être extrêmement forts et les envoya dans la pièce par une petite ouverture. Le rat était accroupi dans un coin puis sautait et mordait chaque chat qui s’approchait. Sa fureur était si grande que tous les chats battaient en retraite face à lui, ne tentant plus rien pour l'attraper. Voyant cela, Shōken se mit en colère et saisissant son Bōkken essaya de frapper le rat lui-même. Cependant, non seulement il lançait son sabre et ratait le rat à chaque fois mais il finit par détruire ses propres murs et ses portes. Dégoulinant de sueur, il cria pour appeler son serviteur. « J'ai entendu parler d'un vieux chat étonnant vivant 6 ou 7 pâtés de maison plus loin. Vas l’emprunter ». Quand il arriva, le chat n'avait pas l'air particulièrement vif. Cependant, quand ils le mirent dans la pièce, le rat se rapetissa et ne pouvait plus bouger. Le vieux chat se baladait avec nonchalance, il saisit le rat et le fit sortir.
Plus tard cette nuit-là, de nombreux chats se réunirent à la maison de Shōken.
Ils s’agenouillèrent tous devant le vieux chat et dirent : «Nous sommes tous réputés pour notre habileté à attraper les rats, même capables de nous charger des belettes et des loutres et nos griffes sont des rasoirs. Cependant, il n'y avait rien que nous ne puissions faire contre ce rat. Comment avez vous été en mesure de vaincre ce rat géant ? S'il vous plaît, révélez-nous les secrets de votre art ».
Le Vieux Chat rit et dit : « Vous les jeunes, vous avez tous fourni un bel effort. La seule raison pour laquelle vous avez rencontré une défaite inattendue aujourd'hui était
probablement parce que vous ne connaissez pas la technique qui est en accord avec le juste principe. Avant de commencer, cependant, parlez-moi de votre entraînement ».

Un chat noir s’avança et dit : « J'ai été élevé dans une famille spécialisée dans la capture des rats. Depuis que je suis né, je me suis entraîné en vue de devenir un grand chasseur de rat. Je peux sauter par-dessus une cloison de sept pieds et me faufiler à travers des trous minuscules. J'ai toujours été doué pour la technique légère et rapide. Parfois, je feins le sommeil, puis frappe dès qu’un rat s’approche. Les rats ne peuvent pas m’échapper. Je peux les attraper même s’ils fuient à travers les poutres du plafond. On ne m'a jamais battu jusqu'à ce que je rencontre ce vieux rat ».

Le Vieux Chat dit : « Votre formation a été centrée sur la technique. Par conséquent, ce qui prédomine c’est votre esprit dont le but est d’atteindre un objectif. Les vieux maîtres ont enseigné les techniques comme des guides. Et la technique elle-même n'était pas facile. Dans la technique, il y a une vérité profonde, mais aujourd'hui l'accent est mis sur la technique. Ainsi les gens créent des techniques variées et polissent leurs habileté, il n’en résulte rien de plus que des concours de technique. Mais une fois que la personne ne peut plus polir son talent davantage, elle est perdue. Si une personne dépend de son habileté et se noie dans l'innovation, tout suivra de la même façon. Le fonctionnement de l'esprit/cœur n’aura également aucun fondement dans le principe. L'accent mis sur la progression engendre alors plus de mal que de bien. Réfléchissez à cela et innover avec précaution ».

Ensuite, un chat tigré s’avança et dit : « Je pense que la chose la plus importante pour les techniques martiales, c’est de savoir comment diriger son Ki. Je me suis entraîné depuis longtemps à son développement et à son raffinement et mon Ki est dur et fort, emplissant le ciel et la terre. Je peux faire face à mes adversaires avec un Ki irrésistible et les vaincre dès le départ. Je peux faire n’importe quelle adaptation au changement. Je n’ai pas besoin de me déplacer consciemment, seulement me déplacer naturellement et même courir le long des murs et des plafonds. Mais ce rat est sans forme et va sans laisser de traces. J’étais neutralisé ».

Le Vieux Chat répondit : « Cet entraînement ne fonctionne à la base sur rien de plus que la force du Ki. Vous êtes conscient du propre usage de votre pouvoir, il n’y a donc rien de spontané. Votre pensée et le désir de ne pas être vaincu engendre l'effort de l'adversaire à vous battre. En outre, que faire quand vous ne pouvez pas vaincre quelque chose que vous essayez de vaincre ? Il n’arrive jamais que vous soyez le seul à être fort et que tous vos adversaires soient faibles. Le Ki que vous pensez remplir le ciel et la terre n’est rien de plus que de la force superficielle. Il peut ressembler au Mencius Kōzen no Ki (l’énergie universelle de Mencius), mais en réalité il ne l’est pas. Mencius peut percevoir parfaitement, a la connaissance pour discerner les choses et il est très solide. Mais votre solidité dépend de la force et l'effet n’est même pas comparable. C’est comme la différence entre un grand fleuve qui coule toujours et la force d'une crue subite après la pluie de la nuit. Que faire face à un adversaire qui n’est pas perturbé par la force de votre
Ki ? On connaît le proverbe : « Un chat qui mord se fait mordre par le rat ». Quand un rat est acculé, il oublie la vie, oublie les désirs, oublie de gagner et de perdre, oublie la sécurité - il est dans un état de « Mushin » (Non-esprit). Comment vaincre un tel adversaire avec seulement la force ? ».

Ensuite, un vieux chat gris vint tranquillement et dit: « Comme vous l'avez dit, cette sorte de puissance du Ki peut être très forte, mais conserve encore une forme, bien que légère. J’ai entraîné mon esprit pendant de nombreuses années, sans force du Ki ou sans opposition, en essayant toujours de m’harmoniser avec tout. Ma technique est comme un rideau cédant à la pression d'une pierre qui lui est jetée. Même un rat fort ne trouve pas les moyens de me battre. Mais ce rat d’aujourd'hui, il ne céderait pas à la force, ne répondrait pas à l'harmonisation - il était presque divin. Je n’ai jamais vu un rat comme ça avant ».

Le Vieux Chat répondit : « L'harmonisation dont vous parlez n’est pas naturelle, mais plutôt quelque chose qui est artificiel. Par conséquent, même si vous vous efforcez de vous concentrer, s'il y a même la moindre hésitation en vous, l'adversaire le saura. En outre, si l'harmonie est basée sur son propre esprit, l'énergie sera corrompue et abîmée. Si votre action est basée sur la pensée, alors vous gênez le sens du naturel/de la spontanéité et la subtilité ne peut pas surgir. Ne pas penser, ne pas faire. Déplacez-vous selon vos sens, et vous n’aurez plus d'ennemis sur cette terre. Cela ne veut pas dire que
l’entraînement que chacun de vous suit ne soit d'aucune utilité. Là où il y a l'énergie
(« Ki »), il y a le principe et là où est le principe, il y a l'énergie. Il y a le principe dans l’action et l'énergie est quelque chose qui constitue la fonction physique. Lorsque cette énergie devient magnanime, elle peut répondre aux choses sans limite. Ainsi, lors de l'harmonisation, sans force, même si l'on est frappé par un rocher, on ne se brisera pas. La plus fine pensée fait de tout une intention. En conséquence, l'ennemi ne vous respectera jamais. Il n'y a pas besoin d'utiliser quelque technique que ce soit. Il suffit d'être « Mushin » et de répondre spontanément. Il n'y a pas de fin à la voie, alors il ne faut pas prendre ce que je dis comme étant un secret révélateur. Il y a longtemps, il y avait un chat dans mon quartier qui semblait ne rien faire d’autre que la sieste toute la journée. Ce chat semblait être sans âme, presque comme un chat en bois. Personne ne l’avait jamais vu attraper un rat, mais où qu’il aille, on ne pouvait voir aucun rat. Je suis allé voir le chat une fois et lui demanda des explications. Je lui ai demandé quatre fois, mais il est resté silencieux à chaque fois. Ce n’était pas que le chat ne voulait pas répondre, mais plutôt qu'il n'avait pas de raison à invoquer. Ce que j’en ai compris était que ceux qui savent ne parlent pas; ceux qui parlent, ne savent pas. Ce chat s’est oublié lui-même, a oublié les choses et est revenu à l’état de « non-chose ». Il était vraiment « Divin, guerrier - non tueur ». Je n’étais rien par rapport à ce chat.

Shoken, qui avait écouté cette conversation surréelle, ne put se contenir et soudain fit irruption. « Je me suis entraîné dans l’Art du Sabre depuis de nombreuses années, mais je dois encore maîtriser son essence. Ce soir, j'ai pris connaissance de nombreux types d’entraînement et j’ai appris beaucoup. Pourrais-je vous demander, s'il vous plaît de me guider vers les secrets les plus intimes ».

Le Vieux Chat répondit : « Je ne peux pas. Je suis juste un animal qui attrape les rats pour se nourrir. Que saurais-je des affaires humaines ? J'ai entendu cela, cependant. L’Art du sabre n’est pas d’obtenir la victoire sur un adversaire, mais pour faire face au changement et éclairer la vie et la mort. Les guerriers développent sans cesse leur esprit/cœur et doivent entraîner leur technique. Par conséquent, si l'on peut, à travers le principe de la vie et la mort, sans utiliser la réflexion et sans doute ni hésitation, rendre paisible le cœur/esprit et l'énergie et rendre habituel le fait d’être calme et tranquille, alors on peut librement répondre au changement. Inversement, si l'on n'a pas un tel esprit, alors survient la forme et donc les ennemis naissent; il faut leur faire face et les combattre et ne plus être en mesure de répondre aux changements. Autrement dit, l'esprit tombe d'abord dans le royaume de la mort et perd sa vitalité - comment résoudre alors un duel de façon optimale ? Même si on gagne, ce n’est rien de plus que de la chance et n’est pas lié au véritable Art du Sabre. « Non-esprit, non-objet » ne signifie pas le vide. L'esprit n'a pas à l'origine une forme et par conséquent ne peut pas receler des objets. S'il y a même ne serait-ce qu’un soupçon de receler quelque chose, l’énergie tend à se concentrer là et si cela arrive, il devient difficile d'être magnanime, ouvert et libre. Ce qui est trop tendu vers un but devient excessif et si cela ne l’est pas, il y a un manque. Là où il y a un excès, l'élan provoque un débordement et là où il manque, il devient inutile et tout cela ensemble fait que la capacité à réagir aux changements est perdue. Le non-mental, non-objet dont je parle ne s’accumule pas, ne se concentre pas; il n'y a pas d'ennemi, il n'y a pas de soi; tout simplement, il n'y a pas de pensée, pas de faire, calmement sans bouger, ressentant ce qui est sur terre et enfin agir - voilà qui est proche de la maîtrise de ce principe ».

Shōken demanda alors : « Qu'est-ce que l'on entend par : Il n'y a pas d'ennemi, il
n'y a pas de soi ? »

Le Vieux Chat répondit : « Parce qu'il y a un soi, il y a un ennemi. S'il n'y a pas de soi, il n'y a pas d'ennemi. L'ennemi est la même chose que le Yin et le Yang, le feu et l’eau. Tout ce qui a une forme est une relativité/opposition. S'il n'y a pas d'image (forme) dans l'esprit de quelqu’un, il n'y a bien sûr rien de relatif et aucune raison de se battre. Ceci est appelé « Pas d’ennemi, pas de soi ». Oubliez à la fois l'objet et le soi, tranquillement et facilement débarrassez-vous de toute illusion et de tout attachement, harmonisez-vous et devenez un. Même si l'on détruit la forme de l'ennemi, le soi ne le sait pas. Non, ce n'est pas qu'il ne sait pas, c’est qu'il n'y a pas ici de conscience et donc il est juste en mouvement en accord avec les sens. Selon cet état d'esprit « Le monde est mon monde, je suis le monde » - il n'y a pas de fascination pour le vrai et le faux, le penchant et l’aversion. Tout vient de l'esprit - douleur-plaisir, gain-perte; le vaste univers n’est pas quelque chose à chercher en dehors de son esprit. Les plus anciens disaient : « Un grain de poussière dans l’œil peut faire paraître les trois mondes étroits. Libérez votre esprit ». Autrement dit, si vous avez la poussière dans l’œil, vous ne pouvez pas ouvrir votre œil. Il y a quelque chose là où il ne devrait pas y avoir quelque chose. C’est à propos du cœur/esprit. Les anciens disaient également : « Même entouré par d'innombrables ennemis, cette forme peut être brisée, mais cet état d'esprit est mon esprit » Confucius a dit: «Même l'homme le plus vil ne peut être privé de sa volonté ». Si l'on est perplexe ou perdu cet état d’esprit aide l'ennemi. Voilà tout ce que j’ai à dire. Le reste, il appartient à chacun de chercher pour lui-même. Le maître peut transmettre la technique ou des tâches - alors il y a seulement à réaliser le principe. La vérité doit être réalisée par l'individu.
Le vieux chat continua : Ceci est appelé accomplissement du soi. C’est aussi appelé « Transmission de Cœur/esprit à cœur/esprit » - cela se trouve partout où il y a accomplissement du soi, que cela soit en étude du Zen, dans les méthodes mentales des sages, ou les arts de la scène. Enseigner c’est seulement attirer l’attention et aider une personne à savoir ce quelle possède mais qu’elle ne peut pas voir par elle-même. Il ne s’agit pas de recevoir du maître. Enseigner est facile et l'écoute des enseignements est facile. Cependant, il est difficile de trouver avec certitude ce que l'on a et de se l'approprier. Ceci est appelé « Kensho ». « Satori » est s’éveiller du rêve qui est illusion. Ce sont les mêmes choses ».


vendredi 11 janvier 2019

Dans le noir.


Dojo Shidokan.



Metsuke (le regard) support du geste.

Avez vous déjà essayé de réaliser un kata les yeux bandés ? On ressent plein de petits déséquilibres, les gestes ne sont plus si fluides, si nets. Nous avons besoin de voir pour affirmer notre action. Et voir pas n'importe comment ! Si le regard n'est pas à la hauteur correcte, le geste n'a pas la même intensité. Quand on tourne la tête, si le regard n'est pas tout à fait horizontal, le corps a tendance naturellement à suivre le mouvement des yeux, c'est à dire à s'affaisser légèrement.
L’œil est un appareil photo ultra sensible, il nous donne une image sûre et certaine de notre environnement. Cette certitude affirme nos gestes, mais quand elle disparaît un doute se crée dans notre esprit, le geste est moins précis.

Notre apprentissage du geste vient de notre vision, c'est par l’œil que vous pouvons acquérir des gestes semblables à ceux du senseï. Mais voir n'est pas suffisant, il faut pouvoir comprendre le geste et se l'approprier, le voler ! Et encore, on peut le voler un court instant, mais est il possible de le reproduire plusieurs fois et dans d'autres situations ? Obtenir un geste pur demande du temps, de la patience, du travail, de l'obstination, de pouvoir se remettre humblement en question. Et aussi de pouvoir réaliser ce même geste sans le support du regard.

Ce n'est pas pour rien que Ogura senseï demande, tout en pensant à notre propre sécurité et à celle des autres, de pratiquer dans le noir. Le mental est bien plus important dans la pratique en obscurité. Le cerveau a besoin d'une image claire de ce qui se passe pour commander l'action et c'est lui qui doit créer l'image puisqu'il n'en obtient pas de l’œil. Plus notre mental sera fort, plus cette image obscure sera nette et claire, plus notre geste sera fort.

Comment vérifier si notre esprit est fort sans voir ? Prévenez votre entourage, placez vous en sécurité sur un axe de travail matérialisé et bandez vos yeux. Réalisez les katas ZNKR en commençant par Mae et enlevez le bandeau pour voir où vous vous situez par rapport au repère de travail de départ après chaque kata. Ainsi vous pouvez vérifier si votre mental est correct. Et plus on progresse dans l'ordre des katas ZNKR, plus c'est difficile. Inutile d'aborder les katas Koryu si vous n'avez pas une position identique à l'arrivée qu'au départ des katas ZNKR avec les yeux bandés. On peut aussi pousser la difficulté plus loin en vérifiant si chaque angle, chaque position de travail est correcte pour chaque coupe. Bref, le travail ne manque pas pour affiner notre mental sans vision.

Peut-être que c'est d'ailleurs la partie la plus facile qui vient d'être abordée ci-dessus, car si on tente d'y ajouter les notions de Jo-Ha-Kyu, Ki-Ken-Taï, Seme, Ma-aï.., vous comprendrez vite que le travail sans les yeux est loin d'être terminé. Pressentir la présence, la distance et l'intention sans voir peut vite paraître irréalisable. Avoir les idées claires dans la pénombre n'est pas chose facile !


Voeux 2024